César compresse
Les compressions de César, un geste inédit de sculpteur
Le 8 mai 1960, est inauguré au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris le Salon de Mai et ce que César y montre s’apprête à créer un retentissant scandale. "Trois tonnes", ainsi a-t-il baptisé les trois imposantes balles de métal qu’il dispose pour le représenter. Trois compressions de voitures. Il fallait oser. Le geste est radical, les réactions sont en conséquence.
César avait en effet découvert un peu plus tôt dans une casse de Genevilliers la presse hydraulique, de fraiche importation, d’une puissance telle qu’elle pouvait en un rien de temps réduire un véhicule à l’état d’un parallélépipède de tôle selon une cérémonie spectaculaire et fascinante : après qu’un bras mécanique a arraché le moteur du véhicule, que ce dernier a été vidé de ses liquides internes, la presse faisait son œuvre. Les éléments constitutifs de l’objet s’en trouvent bouleversés, tant dans leur apparence que dans leur emplacement. La voiture n’est plus une voiture. En signant le résultat de l’opération, l’artiste se l’appropriait. Par ce geste radical, César « s’appropriait le réel ». Pierre Restany venait à peine de théoriser les conceptions du groupe du Nouveau Réalisme. Il y réserve une place de choix au sculpteur, aux côtés d’Arman, Yves Klein, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Raymond Hains et Jacques Villeglé.
Cependant, César, qui n’est pas un intellectuel, encore moins un théoricien, peine à assumer sa démarche. Sa formation classique, sa conception du métier de sculpteur, toute tactile, charnelle, issue d’un corps à corps avec la matière, alimentent les plus grands doutes quant à l’opportunité de suivre cette nouvelle voie. Ce geste, extérieur à lui, est lourd de conséquences et il hésite longtemps avant son coup d’éclat du Salon de Mai. Auprès de ses détracteurs, il minimise la rupture : pourquoi prendre ombrage puisque la tôle froissée, il en utilise depuis longtemps dans ses Fers soudés, il y a donc continuité de la démarche, simple progression dans l’utilisation du déchet. Mais ça ne passe pas. Décidément, César va trop loin. César se fout de la gueule du monde. Son marchand Claude Bernard, le premier, montre la plus grande méfiance vis à vis des compressions. Les collectionneurs ne sont pas prêts ! César en sera décrédibilisé.
Il faut retourner aux Fers, qui sont la marque de fabrique du sculpteur, que les collectionneurs connaissent et achètent. Ce sont d’ailleurs les Fers soudés que le galeriste décide de présenter au marché américain en 1961, à la galerie Saidenberg notamment. Mais la réception de ces pièces auprès du public américain est un échec. Sans doute ce dernier aurait-il mieux compris les compressions de voiture « pop », dans l’universalisme du ready-made ? Malgré les réticences de son marchand, César persévère dans la voie ouverte par la compression. Il inaugure la compression dirigée, pour de plus petits objets, influant sur le mode de chargement de la presse, sélectionnant les matériaux qui lui sont confiés. Le choix de l’artiste se faisant dans ce cas antérieurement à l’action de la presse et non a posteriori, parmi des objets déjà exécutés.
La compression en sculpture : un geste radical
César compresse à peu près tout : du cuivre, de la tôle, du métal, du plastique, du papier, du carton, sans égards pour la valeur sociale initiale des objets. Du rebut, il tire justement une valeur nouvelle et singulière. Le déchet, mis en forme par César, devient baroque. De nombreux objets de consommation du quotidien de même nature et hors d’usage, au préalable accumulés, sont ainsi réduits à la portion congrue dans un arrangement à la forme imposée, d’où rien ne dépasse. Densité de la matière. Son poids ne change pas, seuls sont modifiés le degré d’encombrement et l’apparence visuelle des objets, soudés désormais les uns aux autres dans un seul nouvel élément indivisible, inattendu. Forme géométrique à peu près invariable, condensée, parallélépipède dont seule l’échelle varie, les compressions sont des totems qui deviendront iconiques. César s’y incarne au point que son nom sera repris pour baptiser la prestigieuse cérémonie du cinéma français qui choisit de récompenser ses lauréats par un modèle de compression devenu trophée.
Ses compressions, César les déclinera dans de multiples variations : ainsi, les compressions portatives, pendentifs suspendus au bout d’un cordon, à mi chemin entre le bijou d’artiste et la sculpture miniature, que César réalise aussi bien avec des métaux et des pierres précieuses confiés par des commanditaires, qu’avec de menus objets qu’il s’amuse à compacter, obtenant un résultat équivalent à celui de la pratique initiale, dans un format de poche. Ses Portraits de compressions, ses Hommages à Morandi sont d’autres exploitations du phénomène d’écrasement, que l’artiste soumet cette fois à l’épreuve de la bidimensionnalité. Mais la compression, geste radical et libérateur, a aussi frayé à l’artiste un passage, un chemin de traverse où il ne manque pas de se précipiter aussi souvent qu’il le souhaite. Le long de cette voie, affranchie et irrévérencieuse, de nombreuses intersections, dont il ne sait d’avance où elles mèneront, l’appellent irrésistiblement. César n’en a pas fini d’explorer.